1er quatuor op.35, 2e op. 45, 3e op. 96, & sextuor op. 92.

Né en 1984 sous l'impulsion de Zbigniew Kornowicz et Joanna Rezler, le QUATUOR JOACHIM est installé depuis 1986 à Amiens. Profitant du soutien des instances culturelles et administratives de Picardie, ses membres y jouissent de conditions de travail favorables qui leur permettent de faire rayonner leur talent à travers l'Europe et le monde.

Héritier de la grande tradition centre-européenne du quatuor à cordes, les Joachim se sentent investis d'une double mission. Ainsi, de retour de chaque tournée de concerts, ils forment les nouvelles générations de quartettistes. Le Quatuor Joachim accomplit ainsi son rêve de rendre un jour la " musica da camera " indispensable dans son lieu originel - sous chaque toit.

Le Quatuor, portant le nom prestigieux du fondateur du premier quatuor à cordes moderne ", a de surcroît l'ambition de faire vivre ou revivre un répertoire rare, des origines de la forme à ses développements plus récents.

L'aventure avait commencé par une sorte d'intuition... et puis une coïncidence : Au coeur d'une quantité de partitions anciennes dont une musicienne nous avait fait don, se trouvait le matériel complet des deux premiers quatuors de Vincent d'Indy. À la lecture, chaque mouvement suscitait en nous une nouvelle stupéfaction : audelà de la forme architecturale rigoureuse transparaissait la profondeur de l'inspiration, la souplesse de la ligne mélodique et l'harmonie riche et sensuelle...

L'humour du sextuor teinté de nostalgie, la subtilité intime du troisième quatuor, oeuvres J . uvéniles d'un octogénaire toujours curieux et inventif, complétèrent bientôt notre première impression en la transformant en un proforrd bonheur. Puissionsnous avoir rendu justice à cette musique et à son infinie tendresse... est un fait : aujourd'hui, Vincent d'Indy n'a pas bonne presse. À cela, 'au moins trois raisons. D'abord, une méconnaissance coupable de son ceuvre : il suffit de citer son nom pour qu'on vous réplique « Symphonie Cévenole » ! Comme si le musicien était l'homme d'une seule oeuvre. Or son catalogue contient quelques 105 numéros d'opus embrassant tous les genres, des pièces pour piano (Poème des Montagnes, Tableaux de voyage) jusqu'à l'opéra (Fervaal), en passant par d'admirables pièces orchestrales telles que les trois Symphonies, la trilogie de Wallenstei n ou le Diptyque méditerranéen. Sans oublier ses recherches sur le folklore en Vivarais et une conséquente musique de chambre.

Ensuite, sa personnalité. Paradoxale, d'ailleurs car s'il cachai, secrètement Li, grand coeur e; un dévouement à toute épreuve, il prêta ~nconsciemment le flanc à la médisance et 'on finit par le juger sur l'extérieur : un évident rigorisme lié à son éducation, à ses conceptions éthiques et esthétiques, à son maintien sévère cachent mai une certaine timidité. On en voulut à ses conceptions sociologiques et politiques. Ainsi lui reprochat-on sa particule, une indéniable aisance matérielle - comme si cette dernière devait obligatoirement tuer le génie. Or voyez Tintoret, Rubens, Rembrandt, Rodin ou Picasso Ainsi le taxa-t-on également d'antisémite (ce qu'il fut effectivement en partie au moment du scandale de Panama et de l'affaire Dreyfus) : ce qui ne l'empêchait pas d'avoir de nombreux amis juifs, Paul Dukas, par exemple.

Enfin, on lui en voulut de son action artistique et de sa place qu'il défendit bec et ongles à la Schola Cantorum - qu'il ne fonda point, d'ailleurs, comme on l'affirme souvent (elle le fut par Charles Bordes et Alexandre Guilmant en 1894 alors qu'il ne le rejoignit qu'en 1896 ), - mais dont il prit bientôt la direction, imposant alors un style sévère et les préceptes franckistes de la « forme cyclique » portés à incandescence. C'est cette quasi dictature de la forme (et de la pensée, à la S.N.M.) qui nuisit certainement le plus à Vincent d'Indy tandis qu'il « faconnait » des artistes, aussi différents que Blanche Selva, Erik Satie, Roussel (et tant d'autres !) alors que prévalaient l'art libre de Debussy ou les regimbements du « groupe des Six » Mais faut-il, doit-on juger les hommes sur tous ces paralogismes, humains, trop humains ? Après tout, que sait-on du Maitre d'Autun qui nous a laissé la plus sublime « Ève » qui soit ? Quand J'oeuvre est belle et née d'une nécessité » comme le demandait RainerMaria Rilke, elle perdure, « Aere perennius ». Il en va ainsi pour d'Indy. Et en particulier pour sa musique de chambre.

Elle est riche, diversifiée et toujours de haute tenue esthétique, se partageant très bien entre les « deux manières » des musiciens, secrètement liée à son existence. On le sait : d'Indy connut une jeunesse grave, rigide. Sa mère étant morte en couches - de fièvre puerpérale - il fut confié à une grand-mère traditionaliste, sévère éducatrice, qui lui inculqua le sens du devoir, de la religion, de la patrie et de la discipline : il en reste marqué pour la vie.

Étudiant successivement auprès de Dienner, Marmontel et Lavignac, c'est un jeune musicien féru d'art allemand qui s'en vient chez Franck, participe avec lui et Saint-Saens à la fondation de la S.N.M. (« Société Nationale de Musique » dont la devise Ars gallica est déjà tout un programme), étudie fugue et contrepoint, devient véritable « recruteur » au service du « Pater Seraphicus » (Franck). En avril 1875, d'Indy épouse sa cousine Isabelle de Pampelone (qui n'aimait pas la musique, même celle de son mari !) et qui expire entre ses bras dans la nuit du 30 décembre 1905, alors que le musicien revenait d'une tournée de concerts.

Toute cette « première période » - qui s'étend jusqu'à la « Grande Guerre » reste marquée par une grande densité de pensée, une réelle sévérité de ton, de forme, qui nourrit de l'intérieur la musique de chambre en particulier : le trio pour piano, clarinette et violoncelle opus 29 (1887), le Quatuor avec piano (1878-88), la Sonate en mi de 1907 et les deux Quatuors opus 35 de 1890-91 et opus 45 de 1897. Sur la difficulté d'écrire - et réussir - un quatuor à cordes, d'Indy s'est souvent exprimé. Il considérait que cette forme, «genre noble et difficile entretous », « pour avoir une réelle signification, doit-être une oeuvre de maturité» . Et d'appuyer sa démonstration sur les derniers Mozart, écrits après sa 32e année, ceux de Beethoven, composés à plus de 52 ans, ou celui de Franck créé au cours de sa 68e. Mais toute règle a ses exceptions : d'Indy, à peine de faire un petit péché d'orgueil, s'exclut évidemment: son ler Quatuor, il le composa à 40 ans (Mais il eût pu citer Debussy signant le sien à 30 ans...) « Réelle signification » ; « oeuvre de maturité » : d'Indy fixe bien ici le discours du quatuor selon les franckistes : rien d'un divertissement de salon. Mais, également, appel à la maturité de l'auditeur' Et c.e dernier devient associé à la construction de l'ouvrage. Comment ? Par le cyclisme qui lui permet de suivre le déroulement de l'oeuvre, son « devenir » (ainsi faisait Wagner avec ses Leitmotive ou Bruckner dans sa Seconde Symphonie par ses silences entre l'exposé des différents thèmes. En témoignent les deux Quatuors à cordes opus 35 et 45 du musicien.

 

En ré majeur, composé en 1890 et achevé vraiment en 1891 (après la mort de Franck), le Premier Quatuor à cordes opus 35 de Vincent d'Indy s'appuie sur un cyclisme tempéré, modéré, puisque les thèmes ne dérivent pas tous de la formule génératrice (« la mère gigogne » comme l'appelait Willy !). Une introduction lent et soutenu présente le motif principal, très intériorisé et, on le sent, prêt à éclater. Elle est suivie d'un allegro modérément animé, au développement classique, un rien laborieux, voire scolastique, mais qu'efface le charme très poétique du second mouvement, lent et calme en si bémol et dans le premier motif apparaît comme une variante du th èm e cyclique, cependant que le deuxième, en valeurs pointées, reste d'essence typiquement franckiste. Dans l'intermède assez modéré, assez vite, d'Indy oppose la vivacité des danses populaires avec leur rythmique précise au chant de l'alto, nouvelle métamorphose du motif générateur. Enchaîné au précédent volet, d'abord assez lent et librement déclamé puis vif etjoyeusement animé (ce qui renvoie à la structure du mouvement liminaire), le finale se développe superbement en empruntant la forme rondo de sonate à deux thèmes, deux dessins foncièrement opposés bien que, l'un et l'autre, issus du thème cyclique - ce qui manifeste au grand jour la maitrise d'écriture du compositeur. Mais audelà de l'architecture, il se dégage de cette page souvent ardue, une sorte d'ivresse : celle de l'artisan sûr de lui, de son métier et dominant la matière. C'est bien ce que comprirent les premiers auditeurs : si la « première », à Bruxelles, par le quatuor Ysaye, le 24 février 1891, connut un succès considérable (« ceuvre d'une grande envergure et d'un éclat superbe » écrivit Tiersot dans Le Ménestrel), si la création parisienne, le 4 avril suivant, à la S.N.M., fut en revanche « cochonnée misérablement par un quatuor qui ne vaut pas tripette » (Willy dixit), l'oeuvre n'en recueillit pas moins l'estime des amis de d'Indy. « C'est admirable », lui écrivait le 5 avril le bon Chabrier. « Je ne puis te le dire assez. Je ne connais personne, nulle part, foutu de camper s ur ses pattes un quatuor de cet ordre là. Ce ne sont plus seulement tes amis que tu ravis actuellement, c'est le Pays que tu honores. Je t'embrasse ». Voilà qui va loin

Le deuxième Quatuor en mi opus 45, (composé en 1897, peu après les admirables variations symphoniques d'Istar) fut créé à la S.N.M. le 5 mars 1898. Ici, d'Indy atteint à une maîtrise de la forme, de l'écriture, confondantes. À une hardiesse de conception éclatante qui, paradoxalement, n'entrave en rien la liberté d'expression.

Le musicien s'y montre architecte, d'une précision exemplaire tendant à la litote : tout l'ouvrage est en effet basé sur une simple cellule génératrice en quatre notes (sol #, la, do #, si) affirmée à l'octave dès la première mesure et que d'Indy s'ingéniera à faire réapparaître, tour à tour renversée, augmentée, diminuée, modifiée à la fois dans son rythme et dans son harmonie. Ces quatre notes, que l'on trouve à la fois chez Bach, Haydn, Mozart: depuis la Messe K182 jusqu'au finale de la Jupiter et que l'on a souvent appelé « Thème de lAbsolu », a peut-être une origine religieuse - voire populaire. Chez d'Indy, ce motif, condensé à l'extrême, nourrit paradoxalement la plus impressionnante diversité de traitement, puisque repris sans cesse sous forme mélodique, rythmique, contrapuntique ou harmonique.

L'introduction, Lentement le développe en fugato tandis que l'Animé, en mi, qui s'enchaine (rappel des moules haydniens ou mozartiens !) le transforme en virile affirmation, nimbée dejoie. Un très animé en sol, sorte de scherzo, est bâti sur une succession de mesures impaires à 5 temps tandis que les deux violons apportent un souffle de fantaisie par leur chant en 6/4. Ainsi, ce second volet s'articule-t-il en cinq sections (Scherzo, Trio 1, Scherzo, Trio Il ' Scherzo), comme une cathédrale à cinq nefs. Également en forme de pentaptyque, le Très lent suivant à 3/4 coule à sa façon d'un grand lied beethovenien, les sections impaires se nourrissant d'éléments nouveaux apparentés. Reste le finale. Comme dans l'opus 35, d'Indy rééquilibre son opus 45 en rendant le finale symétrique du premier volet : un Lentement suivi d'un Très vif. Développement classique, mais juste avant la réexposition, le compositeur réintroduit le sujet de la fugue de la première introduction mais sous forme renversée. On atteint ici une complexité maximale, dominée de main de maitre On pense à L'Art de la Fugue, aux Variations Diabelli, à Prélude. Choral et Fugue « La science du jeune maître s'allie magnifiquement à une inspiration de premier ordre » écrivait Hugues Imbert dans le Guide Musical peu après la première (le 5 mars 1898 par le quatuor Parent à la S.N.M.). Sentiment assez partagé par l'ensemble de la presse et du public - ce qui pousse peutêtre l'auteur à en publier une analyse détaillée dans son propre « cour de composition » Le Sextuor et le Troisième Quatuor à cordes appartiennentàce qu'il est convenu d'appeler la « période dAgay » (1920-31). C'est un tout autre d'Indy qui en est le héros. Un héros libéré de multiples contraintes, rajeuni, heureux. En 1917, dans une brasserie de Montparnasse, une jeune femme, l'ayant reconnu, était venu lui demander de perfectionner ses connaissances pianistiques (elle avait étudié cet instrument au Conservatoire de Versailles). Était-ce la vraie raison ? Avait-elle deviné la solitude du maitre, veuf depuis près de vingt ans ? Toujours est-il que sa demande fut acceptée et que Caroline Janson devint vite indispensable à d'Indy par son enthousiasme, sa douceur, sa jeunesse elle avait trente-trois ans -, son empressement à le suivre, à l'aider. Pour accorder sa vie à ses principes, le musicien voulut l'épouser, et lui qui avait 64 ans, sollicita l'autorisation de sa propre famille. Refus : la demoiselle était « roturière », fille d'un simple sous-officier d'artillerie affecté à Versailles Profondément déçu - et peiné - d'Indy passa outre aux objections de sa parentèle, épousa en 1920 sa « chère Lina » et connut un réel bonheur nouveau. Abandonnant ses chères Cévennes, il fit construire une maison dans le Var, devant la baie dAgay, une maison qui devint le temple de la joie - et de la création. Même s'il faut compter avec certaines difficultés financières qui le poussaient à écrire, jamais d'Indy ne se .montra autant créatif : s'il avait signé 75 partitions en 50 ans (1870-1920), il en écrivit 30 en douze ans (1920-31). Et toutes marquées parla liberté, la jeunesse et la joie. Et de nombreuses partitions dédiées à la c~ambre. Ainsi le Sextuor opus 92 composé au cours des étés de 1927 et 28, créé l'année suivante (le 26 janvier) à la S.N.M, devant un public étonné par la métamorphose du maître, mais ravi de cette mue. Venant après le Quintette à cordes de 1924, la Sonate pour violoncelle de 1928, le fluide Concert ou l'admirable Diptyque Méditerranéen de 1926, le Sextuor, dédié à Pierre de Bréville, se présente comme un double « trio à cordes » (violon, alto, violoncelle par deux) - ce qui permet au compositeur d'étonnants jeux de timbres, de curieuses oppositions instrumentales ou rythmiques, son esthétique ressortit alors à celle de la « suite » ancienne dont on retrouve et l'esprit et les incipit : une Entrée en Sonate précédée de sa brève Ouverture basée sur trois motifs chantants ; un scherzo baptisé Divertissement (bissé à la création et presque toujours ultérieurement !) qui apporte sa bouffée de fantaisie avec ses deux épisodes contrastés (le second reprenant un motif populaire cévenol !); enfin un délicieux Thème, variations etfinale, à lui seul plus long que les deux précédents mouvements, et qui termine la partition sur une atmosphère détendue, joyeuse et pour tout dire, charmante

Un an plus tard en 1929 d'Indy signait une de ses meilleures et dernières oeuvres : le Troisième Quatuor en si bémol, opus 96. À 78 ans, le musicien s'y affiche et s'affirme plus détendu, plus jeune que jamais. Certes, un reste de « cyclisme » s'y décèle encore, à travers un intervalle de septième nourrissant chacun des thèmes. Mais ici, foin des rigides architectures, des sévères mécanismes horlogers qui travailleraient les thèmes jusqu'à exprimer tout leur suc et possibles métamorphoses. Douze lentes mesures suffisent à l'Entrée pour créer une atmosphère de paix et de sérénité que prolonge un lumineux llegro bâti « à l'ancienne » : traditionnelle ent. Uintermède développe deux sections en style de danse paysanne encadrant une très calme, servant ici de trio. Suit un ingénieux Thème varié (où d'Indy excelle 1) tout pétri d'allégresse et de rythm i qu e légère. Enfin, annoncé par la septième génératrice (mais ici descendante) le Final en rondeau s'envole, preste, leste, avec son refrain chantant et sa mobilité aérienne. C'est bien le triomphe de lajoie de vivre qui l'emporte sur l'ancienne scolastique, la simplicité retrouvée sur la complexité désavouée - jusque dans l'utilisation de l'incipit : en français. Créé le 12 avril 1930 à la S.N.M. par les Calvet, dédicataires de l'oeuvre, l'opus 96 connut un succès immédiat. Ce n'était que justice. Mais le vieux maître n'avait plus que dix-neuf mois à vivre

Jean Gallois