Aucun personnage du XIX' siècle n'a été aussi admiré, reté, adulé jusqu'à l'hystérie que Franz Liszt. Il a joué dans plus de villes d'Europe, rencontré plus de beaux esprits et de têtes couronnées que n'importe quel artiste de son temps et peut-être même de tous les temps. Les livres, les articles, les témoignages que l'on a écrits sur lui, les portraits, les tableaux, les caricatures que l'on a faits de lui sont innombrables. En même temps, personne n'a été aussi attaqué, vilipendé, jalousé que lui. La rançon de la gloire a été à la hauteur de la légende. Si le pianiste a été universellement acclamé, le compositeur a été peu compris. Quant à l'homme, il allait « d'apothéoses en scandales », comme l'a dit Mendelssohn, à la fois admiratif et agacé. La moindre de ses actions était abondamment commentée dans les salons et les journaux. Le flot d'informations est tel qu'il est parfois difficile de s'y retrouver. Le Journal intime qu'il n'a jamais écrit se trouve tout entier dans ses partitions, car, comme l'a dit Alfred Brendel, « la musique de Liszt est le miroir fidéle de l'homme ». Il ne faut pas avoir l'esprit étroit pour comprendre que les différents visages de Liszt (le Tsigane, le franciscain, le showman, l'amoureux, le grand seigneur) ne forment qu'une seule personne guidée par un esprit supérieur. Et il faut savoir abandonner ses préjugés pour saisir à quel point sa musique, si diverse de style, provient du même fond poétique et porte la marque d'un authentique génie.

FRANz LiSZT est né le 22 octobre 1811 à Rai ing, en Hongrie. Son père Adam, employé au service du prince Esterhazy, est un bon musicien amateur, qui est aussi deuxième violoncelle à l'orchestre de la cour d'Eisenstadt. C'est lui qui donne ses premières leçons de piano à Franz. C'est aussi lui qui l'imprègne d'un fort sentiment d'exaltation religieuse, car il a été autrefois novice dans un monastère. Le jeune Franz est également fasciné par les bohémiens à la peau brune qui jouent du violon pour quelques sous. Les progrès musicaux de l'enfant sont si spectaculaires que son père décide de le présenter à Czerny, le grand professeur de Vienne et l'élève de Beethoven. Il y parviendra, contre la volonté de Nicolas Ier son employeur à Esterhaza. Czerny accepte immédiatement et gratuitement ce petit génie de onze ans dans sa classe. Il dompte le poulain fougueux en respectant sa personnalité. Liszt lui sera éternellement reconnaissant et lui dédiera ses Etudes d'exécution transcendante. Il prend aussi des leçons de composition avec Salieri, qui ne lui demandera jamais un sou et qui usera de toute son influence pour aider financièrement le père à qui Nicolas 1" a coupé les vivres.

LA RENCONTRE avec Beethoven fait partie de la mythologie lisztienne. Elle a bien eu lieu au domicile du géant allemand. « Tu apporterasjoie et bonheur aux autres. Il n'y a rien de meilleur et de plus beau », lui aurait dit Beethoven avant de l'embrasser sur le front. Toute sa vie, Liszt élèvera un véritable culte à ce compositeur dont il a compris le génie mieux que personne. Il imposera ses sonates dans ses concerts (notamment l'Opus 106 « Hammerklavier »), dirigera très souvent ses oeuvres symphoniques et transcrira pour piano ses neuf symphonies avec une intelligence et un respect qui forcent l'admiration.

En 1823 (un an seulement après leur arrivée à Vienne), Liszt et son père partent pour Paris. Il est drôle d'observer qu'Adam emprunte le même itinéraire que Leopold Mozart avec son fils un demi-siècle plus tôt. Par un hasard extraordinaire, les Liszt s'installent à l'hôtel d'Angleterre, juste en face de la maison Erard. Le grand facteur de pianos vient d'inventer le mécanisme du double échappement, qui ouvre des champs insoupçonnés à la technique pianistique, et il ne tardera pas à s'associer le jeune prodige pour faire connaître ses instruments dans toute l'Europe. A treize ans, Liszt est déjà une excellente affaire commerciale. Refusé à l'entrée du Conservatoire de Paris par l'Italien Cherubini parce qu'il n'est pas français (sic), il prend des cours avec Reicha et Paer. Il apprend aussi le français, qui restera la langue qu'il maîtrise le mieux. Pour faire vivre son père, privé d'emploi, et sa mère restée en Autriche, Liszt commence une existence de « singe savant » qui le conduit dans les grandes villes de France. Epuisé nerveusement, il traverse une grave crise mystique à l'âge de quatorze ans et veut entrer dans les ordres. « Tu appartiens à l'art, non à lEglise », lui répond son père. Uannée suivante, Adam Liszt meurt de la typhoïde à Boulogne-surMer et livre à son fils une prophétie : « Les.femmes risquent de troubler ton existence et de la dominer. »

Sa première histoire d'amour, il la vit avec Caroline de Saint-Cricq, la fille du ministre du Commerce. L'idylle est brisée dans l'oeuf par le comte de Saint-Cricq, qui interdit au virtuose l'entrée de son hôtel particulier. Désespéré, Liszt supplie qu'on l'accepte au Séminaire de Paris et déclare vouloir vivre en martyn Il erre dans Paris comme un fantôme et joue comme un spectre. On le dit très malade et, le jour de son dix-septième anniversaire, il apprend par la presse qu'il est mort. La Révolution de Juillet le tire de sa torpeur. « C'est le canon qui l'a guéri », dira sa mère.

SUIT ALORS une période d'exaltation littéraire et de succès mondains qui font de sa conversation l'une des plus recherchées du faubourg Saint-Germain. Il dévore Rousseau, SainteBeuve, Chateaubriand, Voltaire, Hugo. Il multiplie les conquêtes féminines, sa réputation étant des plus flatteuses dans ce domaine : la comtesse Plater dira plus tard qu'elle aurait aimé avoir Ferdinand Hiller comme ami, Chopin comme mari et Liszt comme amant. Il devient un adepte du courant saintsimonien qui réconcilie le socialisme et le catholicisme.

Pendant l'été 1834, il fréquente assidûment le très progressiste abbé de Lamennais. C'est l'époque des premières Harmonies poétiques et religieuses. Le compositeur n'est plus déchiré entre son art et la religion. Il a réussi à lier les deux et il invente en même temps une forme nouvelle. Ses conversions enthousiastes à des causes diverses provoquent l'ironie de Heine : « Dans quelle écurie intellectuelle irat-il chercher son prochain cheval de bataille ? »

EN 1831, l'année où Chopin lui dédie ses Douze Etudes op. 10, Liszt entend Paganini en concert. Il est bouleversé par cet art démoniaque qui révolutionne la technique de violon et il introduit à son tour dans ses compositions des traits diaboliques, des déplacements vertigineux, des rebonds terrifiants qui enrichissent la virtuosité pianistique. Quand Paganini mourra en 1840, Liszt lui rendra un vibrant hommage tout en stigmatisant son égoïsme et en le décrivant comme un dieu froid.

Au printemps 1833, Liszt rencontre la première femme de sa vie. Marie d'Agoult est belle comme le jour, riche, très cultivée, mariée et mère de deux enfants. La passion qui les anime est si forte que les deux amants quittent la France pour Genève en avril 1835. Liszt offre gratuitement ses services au conservatoire de Genève. A dater de ce jour, il ne fera jamais payer une seule leçon de piano. Quand le couple rentre à Paris en octobre 1836, il s'installe à l'hôtel de France et leur suite devient l'un des salons les plus brillants de la capitale, fréquenté par Sainte-Beuve, Hugo, Rossini, Berlioz, Balzac, Heine et Chopin qui y rencontre George Sand. Durant son absence à Paris, Liszt a laissé la place à un dangereux outsider, Thalberg, un pianiste virtuose venu d'Autriche et dont on dit qu'il a trois mains quand il joue. La presse s'amuse à monter leur rivalité en épingle. Liszt se pique au jeu. Quand Thalberg triomphe au Conservatoire, il loue l'Opéra de Paris et y provoque le délire. Le 31 mars 1837, la princesse Belgiejoso-Trivulzio, amie de Bellini et de Musset, élève de la Pasta, organise le concert du siècle dans ses salons. A la fin de l'épreuve, on ne se résoudra pas à départager les deux concurrents. La princesse conclura finement: « T halberg est le premier pianiste au monde. Liszt est le seul. »

 

 

AVANT DE partir en Suisse et en Italie avec sa maîtresse - voyage d'où naîtront les Années de pèlerinage -, Liszt donne les Douze Etudes op. 25 de Chopin (dédiées à Marie d'Agoult) et part jouer à Lyon pour soutenir les canuts en grève. Toute la biographie de Liszt est émaillée d'innombrables concerts de charité. Uannée suivante, il donnera huit concerts à Vienne pour aider les Hongrois victimes des terribles inondations du Danube. Clara Schumann l'entend à Vienne et en sort à la fois « étonnée et effrayée ». De mémoire, il joue Beethoven, Weber, Chopin, Haendel, fait découvrir Scarlatti aux Viennois. De retour en Italie, Liszt se nourrit de peinture : « Raphaël et Michel-Ange mefont mieux comprendre Mozart et Beethoven. » Il se fait portraiturer par Ingres (le tableau est aujourd'hui à Bayreuth) et joue de la musique de chambre avec lui. Ses rapports avec Marie d'Agoult sont de plus en plus tendus. George Sand les appelle « les galériens de l'amour ».

ENTRE 1839 et 1847, Liszt va devenir le grand concertiste de légende que l'on connaît. Il invente la formule du récital avec un programme allant de Bach à la musique de son temps. Il impose la position du piano de profil, jouant souvent de deux instruments alternativement pour que tout le monde puisse voir ses mains. Pendant ces huit ans, il donne plus de mille concerts. Les plus grands monarques se pressent pour le recevoir et rehausser ainsi le prestige de leur cour. Si Liszt accepte toutes les invitations, il veut que l'on respecte la musique. Un jour qu'il joue à SaintPétersbourg, il remarque que le tsar bavarde avec son voisin et s'arrête immédiatement. Quand le monarque lui demande la raison de cette insolence, il répond avec esprit: « La musique ellemême doit se taire lorsque parle Nicolas. » Les mots de Liszt sont célèbres. Un jour que Marie d'Agoult déclare que les plus grands poètes ont besoin de muses « comme Dante de Béatrice » (et Liszt d'elle-même, insinue-t-elle imprudemment), Liszt réplique sèchement : « Ce sont les Dante quifont les Béatrice et les vraies meurent à dix-huit ans. »

Le 4 janvier 1840, il effectue un retour triomphal en Hongrie qui le marque profondément Liszt. Il retrouve les moines franciscains de son enfance et écoute avec passion les musiciens tsiganes qui vont l'inciter à écrire ses Quinze Rhapsodies hongroises. Lors d'un concert au Théâtre national hongrois, il joue sa Marche de Rakoczy quand six dignitaires de haut rang montent sur la scène et lui offrent un sabre incrusté de pierres précieuses que Liszt arborera lors de ses concerts suivants. Cette image fera rire toute l'Europe. Des caricatures de Liszt jouant avec son sabre et toutes ses décorations inonderont les journaux.

Les concerts de Liszt déclenchent la panique dans le public féminin. On achète son portrait pour le porter en médaillon, on s'arrache les cigares qu'il jette dans la rue pour les conserver comme des reliques. Heine parle de « lisztoma nie », Chopin et Schumann sont exaspérés par la complaisance de leur ami à ces pitreries. Il donne des dîners somptueux après ses concerts, s'affiche au bras de la scandaleuse Lola Montes à Dresde et court à Paris au chevet de Marie Duplessis mourante. En 1845, il se donne sans compter pour faire ériger une statue de Beethoven à Bonn et fait construire à ses frais une Festhalle de trois mille places dans la ville natale du compositeur. Durant toutes ces tournées qui l'épuisent, il n'oublie jamais d'envoyer de l'argent pour nourrir sa mère et les trois enfants qu'il a eus avec Marie d'Agoult : Cosima, Blandine et Daniel. Après la rupture avec sa maîtresse en 1844, Liszt est leur seul tuteur légal. Il assume, de loin, toutes les décisions concernant leur éducation.

SA VIE de musicien itinérant le dégoûte progressivement. « Toujours des concerts! Toujours sefaire le valet du public! Quel métier! » Pour lutter contre le stress, il fait une consommation effrénée de cigares et de cognac.

En Ukraine, il rencontre la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, qui vit séparée de son mari et qui est immensément riche. Ce sera la deuxième femme de sa vie, celle qui restera son amie jusqu'au bout et qu'il désignera comme sa légataire universelle. En 1847, il profite d'une proposition du grand-duc de Weimar de s'installer dans la ville de Goethe et de Schiller pour faire ses adieux à la scène. Il a trente-cinq ans.

A Weimar, Liszt veut souffler et composer. C'est l'époque des grands poèmes symphoniques, de la Faust-Symphonie, mais aussi de la Sonate en si mineur (1853) qu'il dédie à Schumann (qui lui avait dédié sa Fantaisie en ut) et qui fera somnoler Brahms d'ennui. Il va aussi beaucoup diriger et donner des master classes (concept qu'il invente) pour des pianistes et musiciens venus du monde entier.

CATHOLIQUE dans une ville protestante, moderne parmi les réactionnaires, il réussit pourtant à faire de Weimar le centre du monde musical et le berceau de la musique de l'avenir. Il dirige ses oeuvres, mais aussi Beethoven, Wagner, Berlioz, Schumann, Schubert, Haendel, Mendelssohn... Son coeur est assez grand pour s'ouvrir à toutes les musiques qu'il défend passionnément. Malgré lui, il est entraîné dans une querelle stérile qui oppose les révolutionnaires (Wagner et lui) aux « réactionnaires » (Schumann et Brahms). Liszt reste au-dessus de la mêlée, mais il lui faut endurer des critiques sans cesse plus dures sur sa musique (en particulier de Hanslick, ami de Brahms, qui fait la pluie et le beau temps à Vienne), allant jusqu'à déconseiller à ses élèves de diriger ou de jouer ses oeuvres pour les épargner, eux, d'une descente en flammes. On a du mal à comprendre une Clara Schumann écrivant au violoniste Joachim : « Je méprise Liszt du plus profond de mon âme », ce qui ne l'empêchera pas de lui demander de l'aide quelque temps plus tard. Liszt prend toujours les mains qu'on lui tend, estimant dans sa noblesse de caractère que c'est d'abord la musique qu'il sert. Il sait que ni Schumann, ni Mendelssohn, ni Chopin, ni même Berlioz et Wagner n'aiment sa musique. Il en souffre, sans leur en vouloir. Un jour, il reçoit une lettre du violoniste Joachim (le futur créateur du concerto de Brahms) qui occupe le rang de premier violon de l'orchestre de Weimar et que Liszt n'a cessé de mettre en avant. Joachim lui avoue qu'il n'a jamais supporté sa musique et que son « affection surabondante » lui est devenue intolérable. Liszt répond seulement : « Joachini reste un grand artiste et un noble esprit. » Encore une fois, il place son amour-propre après les impératifs supérieurs de la musique. A Weimar, Liszt se démène comme un beau diable pour produire les opéras de Wagner, dont il vénère le génie, et s'arrange toujours pour répondre à ses incessantes demandes d'argent. C'est aussi là que Berlioz obtient ses plus grands triomphes, notamment quand Liszt monte son Benvenuto Cellini en 1852.

En 1858, Le Barbier de Bagdad de son ami Cornelius est sifflé par une partie du public. Liszt y voit la main du directeur de l'Opéra de la cour, qui ne cesse de lui mettre des bâtons dans les roues. Il donne sa démission au grand-duc le soir même.

Sa maîtresse, la princesse Carolyne, vit un véritable calvaire à Weimar. Mise au ban, ignorée par l'aristocratie protestante de Weimar, elle est bannie par la Russie en 1855 et doit renoncer à son immense fortune confisquée par le tsar. Le 8 janvier 186 1, elle obtient enfin l'annulation de son premier mariage par le clergé de Russie, mais des intrigues rendent caduc ce document et empêchent encore Liszt et Carolyne de se marier.

FINALEMENT, Carolyne part à Rome plaider sa cause au Vatican. Le pape donne enfin son accord, Liszt arrive à Rome, le mariage est organisé dans l'intimité, mais la veille, on leur fait savoir que le pape, au vu de nouveaux documents, hésite encore. Découragés par treize ans de lutte, les deux amants abandonnent. Quand le mari de Carolyne meurt en 1864, la laissant enfin libre de se remarier, ils n'en font rien. Il faut dire que Liszt a dû faire face à deux grands malheurs: en 1859, son fils Daniel s'éteint dans ses bras à Berlin et en 1862, sa fille Blandine meurt à son tour à Saint-Tropez.

Il vit seul à Rome, pas très loin de l'appartement de Carolyne. Le 25 avril 1865, il reçoit la tonsure et le 30 juillet, il passe les quatre ordres mineurs de la prêtrise. Il ne fait pas voeu de célibat, ne peut pas dire la messe ni entendre de confession, mais il porte la soutane. On parle de « Méphistophélès déguisé en abbé ». Il joue devant le pape pour le vingtième anniversaire de sa consécration. Il part aussi diriger sa Légende de sainte Elisabeth en Hongrie. Lors d'une réception, des milliers de Hongrois l'acclament à la fenêtre. Il fait pousser le piano sur le balcon et leur joue des Rhapsodies hongroises, dont la célèbre Marche de Rakoczy toujours interdite par l'empereur d'Autriche.

IL PART pour Paris entendre sa Messe de Gran à SaintEustache. Berlioz trouve l'oeuvre faible et laisse le soin d'en écrire la critique à un second couteau. Après tout ce que Liszt a fait pour son ami, la pilule est dure à avaler. Marie d'Agoult prend la plume pour ridiculiser la messe dans son Journal. Elle a profité de la venue de Liszt pour faire rééditer son roman Nélida, écrit dans l'aigreur de la rupture, où elle dépeint Liszt comme un artiste impuissant.

Un autre coup beaucoup plus violent va le terrasser. Alors que sa fille Cosima a épousé le pianiste et chef d'orchestre Hans von Bülow, elle est la maîtresse de Wagner depuis quelques années. Quand Liszt l'apprend, il écrit à sa fille et va s'expliquer avec Wagner à Munich. Six heures de discussion n'auront rien donné, mais il rentre bouleversé par Les Maîtres chanteurs que son diable d'ami lui a joués au piano.

LA BROUILLE avec Wagner est cependant inévitable. Cela n'empêche pas Liszt de réaliser à cette époque la transcription du « Liebestod » de Tristan. Fidèle à luimême, il sépare toujours les conflits personnels de sa mission musicale. En 1868, Cosima quitte son mari et va rejoindre Wagner avec ses deux enfants. Liszt abjure sa fille de rentrer à la maison, mais elle lui assène le coup de grâce en se convertissant au protestantisme, la religion de Wagner. Effondré, il rentre à Rome au monastère de Santa Francesca Romana où il dispose d'un bel appartement et de deux valets. Le matin, il prie, médite et compose. A midi, il reçoit des visiteurs et l'après-midi ses élèves.

Le 12 janvier 1869, il revient à Weimar à la demande du grand-duc qui met à sa disposition la maison du jardinier de la cour. Pendant dixsept ans, Liszt va vivre principalement entre Weimar, Budapest et Rome avec de fréquents séjours à Bayreuth.

La guerre fi-anco-allemande de 1870 lui cause beaucoup de peine. C'est un ami de Napoléon 111, qui lui a remis la Légion d'honneur, et son gendre, Emile Ollivier (le mari de Blandine) est le Premier ministre de l'empereur. Il lui est difficile de supporter l'enthousiasme de Cosima pour Bismarck, alors qu'elle a passé toute son enfance en France, et la joie de Wagner à chaque victoire allemande. Liszt pense que c'est Wagner qui a convaincu Louis Il de Bavière de s'engager dans le conflit aux côtés de Bismarck, malgré la promesse de neutralité qu'il a faite à Napoléon 111.

En 1876, le Festival de Bayreuth est inauguré et c'est l'occasion de se réconcilier avec Wagner. Liszt redevient le plus ardent wagnérien, mais n'est pas dupe des cajoleries de son ami : « Pour eux, je ne suis pas un compositeur mais un agent publicitaire. » Marie d'Agoult meurt, suivie de peu par George Sand.

Sa vieillesse est émaillée de triomphes et d'honneurs dans toute l'Europe. En 1876, il se coupe l'index, ce qui ne l'empêche pas d'honorer tous ses concerts en jouant avec neuf doigts (!), c'est-à-dire en changeant tous les doigtés au fur et à mesure de l'exécution. Busoni l'entend en 1877 jouer le Concerto « LEmpereur » de Beethoven. Il est terrassé par l'émotion et apprendra plus tard que Liszt n'utilise toujours pas son index convalescent. Ses dernières années sont marquées par des problèmes de santé et adoucies par des présences féminines constantes. Seule Carolyne lui reproche de passer trop de temps à «jouer les professeurs de piano » et à se complaire en tant que valet de Wagner. Cette originale vit à Rome à l'abri de la lumière et de l'air et écrit quarante-cinq volumes indigestes de théologie. Leurs chamailleries n'entameront jamais leur relation fondée sur une confiance profonde.

LE 14 FÉVRIER 1883, il apprend la mort de Wagner alors qu'il est à Budapest. Il a cette réaction bizarre : « Pourquoi pas ? » l'année suivante, il va à Bayreuth entendre Parsifal. Murée dans son chagrin, Cosima refuse de le voir.

Les deux dernières années de sa vie, Liszt les passe à voyager comme au temps de sa jeunesse. Il donne des concerts en Italie, en Autriche, en Hollande, en France, en Allemagne, sans oublier ses cours à Weimar et à Budapest. Au terme d'une ultime grande tournée, il se rend à Bayreuth en juillet 1886 pour assister aux représentations du festival. Dans le train, deux amoureux ouvrent la fenêtre. Il n'ose rien dire et prend froid. Le 20 juillet, il est malade. Le 25, il se lève pour aller entendre Tristan. On diagnostique une congestion pulmonaire. Cosima interdit l'accès de sa chambre à ses élèves et à Lisa Schmalhausen, sa maîtresse platonique, rencontrée six ans auparavant et qui lui sert d'infirmière. Elle décide de s'occuper de son père, mais les activités du Festspielhaus l'accaparent. Liszt meurt le 31 juillet 1886 à 23 h 30. Cosima n'a pas pensé à faire venir un prêtre catholique. Labbé Liszt n'a donc pas reçu l'extrêmeonction. Le compositeur ayant spécifié qu'il voulait être enterré sur le lieu de sa mort, il repose à Bayreuth. Le jour des funérailles, le chef d'orchestre Felix Weingartner est ulcéré de voir que les drapeaux du Festspielhaus ne sont pas en berne et qu'aucune manifestation mondaine n'est annulée. Le lendemain est donnée une messe de requiem et Bruckner improvise sur l'orgue des extraits de... Parsifal. Malgré tous les musiciens présents à Bayreuth, personne n'a eu l'idée de jouer du Liszt. La légende veut qu'il soit mort en murmurant : « Tristan ». On devine ceux qui l'ont perpétrée. Jusqu'au bout, Liszt aura servi à la cause de la propagande wagnérienne.