On connaît aujourd'hui Glenn Gould pianiste, Glenn Gould essayiste, Glenn Gould épistolier; il reste-à découvrir, notamment en France, un Glenn Gould moins connu, l'écrivain de radio. Mais toutes ces facettes d'un des plus grands pianistes de l'histoire, qui n'a pas fini de dérouter, reposent sur un même thème : la recherche du vrai qui fait surgir son aversion envers le Zeitgeist, l'esprit du temps. « Laisser sa créativité s'épanoui . r sans subir l'influence des tendances, des goùts et des modes de son époque », ainsi qu'il le formule dans sa correspondance. Les modes se sont emparées du génie de Gould pour le célébrer post mortem aussi bien que pour le dénigrer, mais en niant sa spécificité multidimensionnelle et son ultime unité. Or, le pianiste qui se retire en pleine gloire des salles de concert à l'âge de trente-deux ans pour mener une existence monacale consacrée, pour sa partie musicale, à l'enregistrement de disques, est le même dont le champ de méditation va largement déborder le domaine de la musique. C'est le même dont les programmes de radio très élaborés et les nombreux écrits en font un des penseurs les plus brillants et les plus originaux de son époque. C'est le même qui expose ses idées philosophiques, trace les portraits des compositeurs qui ont le plus compté pour lui, d'interprètes qu'il affectionne ou qui l'intriguent. C'est le même qui se met en scène et « fabrique » un personnage de légende avec ses phobies: l'hypocondrie, l'horreur du contact physique, l'intellectuel provocateur qui prend le contre-pied des idées reçues, le moraliste austère et convaincu qui, méprisant la recherche stérile des honneurs, met en accord sa vie et sa foi (« le dernier puritain », dira Bruno Monsaingeon). Pianiste, sociologue, moraliste, penseur du phénomène musical, prophète de nouveaux modes de communication, Gould demeure une personnalité d'une rare envergure, sans nul doute l'une des plus importantes de son siècle.

Glenn Herbert Gould naît le 25 septembre 1932 à Toronto (Canada), où il meurt le 4 octobre 1982. De sa mère pianiste - son père est violoniste -, apparentée à Edvard Grieg, il reçoit ses premières leçons de musique et de piano à trois ans. A cinq ans, il compose ses premières pièces. A partir de 1943, il étudie au conservatoire de sa ville natale : le piano avec Alberto Guerrero, concertiste chilien qui a connu son heure de gloire, l'orgue avec Frederick Silvester, la théorie avec Leo Smith. En 1946, il donne son premier concert public avec le Quatrième Concerto pour piano de Beethoven, à Toronto. Il signe en 1955 son premier contrat discographique avec la Columbia (CBS-Sony) - un contrat d'exclusivité de vingt-cinq ans! - et enregistre son premier disque (les Variations Goldberg de J. S. Bach). En 1957, il fait sesdébuts en Europe et devient le premier pianiste nord-américain invité en URSS, oi triomphe à Moscou avec les Goldberg.

1964, à trente-deux ans, il se retire du circ de concerts traditionnel, qu'il juge anach nique, et se consacre exclusivement à l'en gistrement pour le disque, la radio et la té vision. Il gravera plus de quatre-vin~ disques, vendus à près d'un million et de d'exemplaires. Il écrit aussi beaucoup : moins quarante articles, certains fort loni comme ceux consacrés au dodécaphonisn à Schoenberg, à Stokowski, à l'avenir l'électronique, etc., et de nombreux textes pochettes de disques. Il participe à des ém sions de radio et en conçoit plusieurs, diri des séries à la télévision, réalise des fili documentaires, tourne avec Bruno Monsa geon près de dix films de télévision consi( rés comme des classiques du genre, écrit partitions de plusieurs musiques de film, cadences de concerto, un quatuor à cordes. la fin de sa vie, il commence une autre c rière, celle de chef d'orchestre (il enregis une version pour orchestre de chambre Siegfried Idyll de Richard Wagner). Sa rél tation d'artiste extravagant est due à ses programmes peu orthodoxes, à son excentricité bien que la plupart des anecdotes qui circulent à son sujet soient fausses ou exagérées -, sans parler de son attitude caractéristique au piano. Et son art a toujours provoqué et provoquera toujours des controverses.

Ainsi, en 1976, lorsque Glenn Gould et Alfred Brendel sont déjà en pleine maturité et que le premier est devenu l'interprète de Bach le plus fêté de la planète, le second omet délibérément le nom de Gould dans une interview sur la manière d'aborder Bach au piano. Quelques années plus tard, Nicholas Spice, dans la London Review of Books (26 mars 1992), qualifie cet oubli d'« omission considérable ». Relevant le défi, Brendel déclare peu après dans le Sunday Times que Bach n'est pas revenu au répertoire pianistique « seulement grâce à Glenn Gould, que je ne considère pas comme un interprète orthodoxe ». Nicholas Spice, dans une lettre ouverte, lui demande alors ce qu'il entend par « orthodoxe ». « Je voulais différencier les interprètes sérieux des excentriques, répond Brendel. Si être un pianiste orthodoxe signifie donner vie aux intentions du compositeur et donner son sens à un morceau au lieu de luifaire obstacle, ainsi que Glenn Gould le faisait systématiquement, alorsje mefélicite d'être orthodoxe etje plains ceux qui ne le sont pas. »

L'EXAMEN MINUTIEUX DES PARTITIONS

L'esthétique de Glenn Gould part d'une évidence. Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Brahms ont été mille fois entendus. Les rej . ouer et surtout les réenregistrer nécessite une vision radicalement neuve. Plus le passé est lourd, plus la révolution censée le balayer doit être violente. Confondre interprétation et création, créer à partir de la musique d'autrui, voilà la faute : le verdict des opposants à Gould est sans appel, alors même que l'ambition de ce dernier est plutôt de réaliser une interprétation sans a priori et par voie de conséquence « avec une ouverture d'esprit proche de l'improvisation ». Suite aux réactions à propos de ses interprétations des sonates de Beethoven, par exemple, Gould justifie les libertés qu'il s'est accordées au niveau des tempos et des nuances dynamiques indiqués par le compositeur : « Ce n'est pas l'effet d'une nature capricieuse mais plutôt le résultat d'un examen minutieux des partitions. » Uinterprétation ne saurait, selon lui, exprimer pour autant la vérité ultime d'une oeuvre : « Je suis convaincu qu'il est impossible d'imposer une vision unique à l'égard d'oeuvres qui devraient au contraire être envisagées sous une infinité de points de vue. »

Si Gould s'éloigne des conceptions habituelles en appliquant à son art d'interprète des principes qui appartiennent à la composition, ce n'est pas dans le seul but de montrer sa différence ou de créer un inattendu, voire un « inentendu ». Il fait une seule et unique proposition de l'impossible dilemme auquel est confronté chaque interprète : le choix entre l'acceptation sans conditions d'une oeuvre supposée parfaite et l'imperfection logique de sa récréation. Avec lui, l'objectivité et la subjectivité deviennent indiscernables. Les solutions qu'il adopte tiennent en peu de mots : d'abord la polyphonie, le contrepoint, l'horizontalité, la linéarité. Uaccord, la jouissance harmonique n'existent pratiquement pas. Les successions harmoniques ne sont en réalité que des simultanéités polyphoniques. Même dans sa sonorité, son approche, linéaire, il s'interdit toute utilisation sensuelle du piano, comme s'il voulait mieux faire ressortir la dimension organique de la musique. Il le démontre dans son interprétation publique, enregistrée le 6 avril 1962 à Carne- d gie Hall, du Premier Concerto en ré mineur de Z Brahms dirigé par Leonard Bernstein avec l'Orchestre philharmonique de New York. Gould explique avoir trouvé des tempos susceptibles de souligner « la trame thématique fondamentale de l'oeuvre » et avoir mis en reliefs « les correspondances structurelles entre les blocs thématiques ». Plus « traditionnellemeni dramatique, Bernstein est en désaccord avec pianiste quant au choix des tempos et d nuances dynamiques (il prononce non sai humour un petit discours d'introduction à sujet). Mais s'il ne croit guère en l'approc] de Gould, il n'en laisse rien paraître dans direction et fait même preuve d'une rema quable coopération. Alors que Gould n'ain jouer aucun concerto, ce genre opérant, sel( lui, dans une ambiance par trop compétitive, qu'il n'a pas de tendresse particulière pour 1 romantiques (Chopin, Schumann, Liszt excepté Mendelssohn et Brahms, le résultat e assez stupéfiant. Son approche du Premi, Concerto de Brahms est d'autant plus fasc nante qu'elle fait sans cesse se correspond les dimensions verticale et horizontale. S'éca tant moins qu'on ne l'a dit de la norme qua aux tempos - depuis, les versions Gilel Jochum, Arrau/Haitink, Zimerman/Bernste se sont révélées presque aussi lentes -, le pi, niste canadien envisage le Concerto en j mineur un peu comme LEmpereur de Beethi ven lorsqu'il l'enregistre avec Stokowski : i seul et vaste parcours symphonique, le piar intervenant en instrument « obligé » et n( comme facteur de perturbation ou de confl Grâce à sa technique formidable, à son art ( débusquer le trait particulier, de faire chant la polyphonie, d'exploiter le moindre fragme harmonique inattendu et d'exalter, tout en 1 intégrant, les contrastes du discours, il réus5 à faire du Premier Concerto de Brahms ur oeuvre quasiment nouvelle.

LA TRANSE EXTATIQUE

Gould emploie indifféremment le m( « extase » pour désigner une qualité de mus que, une qualité d'interprétation, un état É l'interprète ou un état de l'auditeur. Mais en use au sens strict : un état dans lequel l'i dividu est transporté hors de soi. Ce n'est i l'euphorie, ni l'exaltation. Il joue Bach et st propres transcriptions de Wagner dans un à de transe extatique. Pourtant il n'a pas un grande passion pour le piano (« le piano e un instrument d'égarement; les doigts do nent des idées nauséeuses et la plupart à temps illogiques, qui ne sont pasfondées sb la réalité pure et dure de la musique »). Sar cesse il recherche une sonorité fine et minci à l'opposé de ce qu'il considère être la sonç rité lourde propre au « grand piano » romar tique. Toute sa technique, y compris la pos tion de ses mains et sa façon de s'asseoir, e! mise en place pour servir ses idées. Il déclar un jour : « J'ai toujours eu le sentiment qu l'essentiel du répertoire du piano constitua une gigantesque perte de temps. Cette géné ralisation inclut Chopin, Liszt et Schumani La plupart de ces compositeurs ne savaieî pas vraiment écrire correctement pour 1 piano. Oh, bien sûr, ils savaient commer faire usage de la pédale, comment produir des effets dramatiques en faisantfuser de notes dans toutes les directions. Mais dans tout cela, il y a très peu de composition. La musique de cette époque est pleine de gestes théâtraux creux, pleine d'exhibitionnisme, elle a une dimension mondaine et hédoniste qui mefait tout simplementfuir... » Gould ne fut-il donc qu'un pianiste d'occasion? Son rapport apparemment paradoxal avec le piano se comprend aisément à la lueur de son approche musicale.

L'éclectisme - certains diront l'extravagance - du répertoire de prédilection de Gould n'est qu'un masque. Son répertoire obéit bien à une logique. Il a coutume de dire qu'il y a chez lui un pont le conduisant directement de 1750, année de la mort de J. S. Bach, à 1860, année de la naissance de Tristan et Isolde de Wagner, oeuvre qu'il adore (« tout ce qui se situe entre ces lignes de démarcation n'est au mieux pour moi qu'objet d'admiration et non d'amour »). S'il a signé d'insurpassables enregistrements consacrés à Byrd, Gibbons, Sweelinck, Domenico Scarlatti ou J. S. Bach, Grieg, Bizet (Variations chromatiques), Richard Strauss, Sibelius (trois sonatines, Kyllikki), Scriabine, Prokofiev (Septième Sonate), Hindemith, Krenek ne sont que prétextes : c'est exclusivement le processus créateur qui l'intéresse. Mais lorsqu'il s'attaque à Haydn, à Beethoven, il s'exprime avec un goût musical très sélectif et souvent singulier, comme un compositeur. C'est à travers la musique d'un autre qu'il communique son propre univers de musicien. Il faut écouter les trois dernières sonates de Beethoven, les Variations « Eroica », les Bagatelles opp. 33 et 126, le Troisième Concerto avec Karajan et Berlin (concert du 26 mai 1957), le Concerto « LEmpereur » avec Stokowski, qui révèlent non seulement la fascination de Gould pour l'organisation structurelle de l'écriture musicale mais sa nature, dans un sens, curieusement romantique. De Brahms (Ballades op. 10, Rhapsodies op. 79, Intermezzos, Premier Concerto), il fait ressortir ses rapports avec l'archdisme qui indiquent à quel point un certain romantisme est resté lié à J. S. Bach. Son attitude sélective envers le grand répertoire est contrebalancée par sa sensibilité envers le postromantisme dans ce qu'il a de meilleur. La Sonate op. 1 d'Alban Berg est l'un de ses morceaux préférés au cours de sa brève période de concertiste. Il en parle comme du « dernier sursaut de la tonalité trahie et submergée par le chromatisme qui lui donna naissance ». Gould se sent en effet profondément attiré par « les stratégies musicales d'avant l'abîme » et par les états transitoires représentés soit par une étape de l'histoire, soit par un moment du processus créateur d'un artiste particulier.

 

LA VIOLENCE FAITE À L'INSTRUMENT

Glenn Gould joue souvent sur deux sens du mot « son » : le son externe, ou physique, et le son interne, ou mental. Selon lui, le pianiste doit se forcer à se détourner des sons physiques qu'il émet en jouant pour atteindre de façon plus aiguë les sons imaginaires qui leur correspondent. Ces sons imaginaires sont « la musique elle-même », et pour lui ils sont plus intéressants et même plus réels que les sons physiques ne parviendront jamais à l'être. En dépit de son indifférence déclarée à l'égard des instruments, une grande partie de sa pensée musicale s'éclaire par ce qu'il révèle de ses propres contacts avec les différents instruments. Gould pianiste possède certaines qualités de l'organiste l'attaque et le relâchement de la touche sans l'aide de la pédale, la manière d'accentuer en espaçant plutôt qu'en utilisant le poids. Il pense que son sens des éléments tactiles est celui d'un claveciniste, et que d'avoir travaillé l'orgue lui donne un sens de la ligne horizontale plutôt que verticale. Il ne cesse de prétendre - et de prouver - qu'il peut être beaucoup plus musical de « gauchir » un discours en lui opposant une traduction instrumentale apparemment inadéquate, et de violenter ainsi l'instrument. En réalité, il joue du clavecin comme s'il s'agissait d'orgue, de l'orgue comme du piano, du piano comme du clavecin. Mais au piano, il se montre aussi sensible à l'amenuisement qu'au commencement du son, et dans les traits il prête autant

d'attention à l'égalité de la chute des étoul foirs qu'à celle de l'attaque des marteau~ Seuls Artur Schnabel - l'idole de son enfanc -, Vladimir Horowitz, William Kapell, Myr Hess et Walter Gieseking peuvent lui êtr comparés sous cet aspect.

 

 

IL INVENTE BACH AU PIANO

Tandis que la plupart des pianistes or longtemps évité la musique baroque, no conçue pour le piano, lui s'y engage dès sc débuts. Excepté pour les musiciens d'Euror de l'Est, jouer Bach au piano représente dar les années 1950 et 1960 un problème redoi table, où l'interdit musicologique s'ajout aux obstacles instrumentaux. Gould balai tout sur son passage, écrasant ses contradii teurs par une intelligence supérieure. A question qui se pose lorsqu'on aborde l'inte prétation de Bach au piano (comment imag ner une polyphonie en jouant une musiqu harmonique ?), Gould répond en retrouvai chez Bach la tradition du contrepoint a cal pella, même si ce n'est plus là l'authentiqi polyphonie, la véritable indépendance d( voix (Bach fut autant un harmoniste qu'u polyphoniste, même si, souvent, il simule polyphonie dans une seule voix). Il déclare « Il me semble que lorsqu'on joue du pian l'un des éléments qu'ilfaudrait exploiter, e que l'on nefaitpas assez, loin s'enfaut, c'e sa prédisposition à l'abstraction. C'est L instrument qui est parfaitement adapté poi reproduire de la musique pour virginal, po clavecin ou clavicorde, pour orgue, et mên parfois aussi pour orchestre. » Il interprè au piano Le Clavier bien tempéré, les Inve, tions à deux et troix voix, les Partitas, les To catas, les Suites anglaises, les Suites fru çaises, les Variations Goldberg de faç( « extrémiste » et extraordinairement inve tive, avec jubilation, légèreté, et un sens de structure et de la pulsation inotii. Il métamc phose la richesse mélodique et contrapuni que, met à nu la moindre trouvaille rythrr que et même harmonique, lorsque Ba( exploite les rapports harmoniques dans i dessein de continuité et de détente struct relle. Gould ignore superbement l'éthiqi contemporaine, à la mode du jour, q consiste à tenter, sous prétexte d'« authen cité » et avec une spéciosité toute musicol gique, de faire revivre l'oeuvre d'hier non p en tant que présent, mais en tant que pas retrouvé. Pour lui, la question n'est pas tel, ment d'en revenir aux instruments en soi, t( que Bach a pu les connaître, mais de s'impi gner des caractéristiques des instruments c ont façonné l'esprit du compositeur, brillance du clavecin, le son clair et détac de l'orgue baroque. Avant lui, la plupart ë pianistes s'étaient en général débrouillés pc ignorer l'oeuvre de clavier de Bach, ou pc n'en jouer qu'une infime partie (Fântai~ chromatique, Concerto italien). Il n'exist donc pas de tradition un tant soit peu con nue de l'interprétation de Bach, même depi sa remise en vogue au cours du XIX' sièc Gould invente tout et découvre que le piano est un excellent instrument pour ce compositeur, à condition de l'approcher d'une certaine façon. Il pense que Bach lui-même a dû souffrir des carences des instruments à registres de son époque, car les divers éléments structurels de sa musique éprouvent le besoin criant d'être soulignés. Il précise : « Une des qualités qui donnent à l'oeuvre de Bach son caractère si extraordinairement poignant réside dans lefait qu'on a quasiment l'impression de le voir lutter pour contenir les limites de son incroyable imagination linéaire, afin de rester dans le cadre astreignant d'une harmonie tonale en pleine expansion, et même de s'efforcer ainsi de la sauvegarder. Car Bach, en vieillissant, déploya et élargit toutes les prémissesfondamentales des débuts du baroque, à savoir le conflit entre la raison naturelle et le monde de l'esprit, qui se traduit musicalement par une lutte entre le style instrumental et le style vocal, le conflit entre la sécurité décorative du Sud et l'austérité religieuse du Nord. Et à mesure qu'il approchait de la fin de sa vie, il écrivait d'une façon qui réalisait l'unité prodigieusement inspirée des deuxforces opposées de ces styles musicaux, combinant l'agilité et l'ampleur du style instrumental, la simplicité et la pureté du style vocal » (« Bach, le non-conformiste », 1962). J. S. Bach s'est écarté des préoccupations pragmatiques de la création musicale de son temps pour se retirer dans un monde idéalisé d'invention intransigeante (L'Offrande musicale, L'Art de la fugue). Dans sa quête d'un anonymat rédempteur, Glenn Gould est lui aussi un solitaire, qui est parvenu à exprimer sa vision « péremptoire mais tendre et pacifiée de l'architecture des choses » (Bruno Monsaingeon).

 

 

LE PIANISTE ÉCRIVAIN

Rien n'illustre mieux la réticence à accepter Gould en tant qu'écrivain et penseur que le mépris quasi général envers ses écrits sur Schoenberg, qui pourtant l'emportent en qualité (et peut-être en quantité) sur les travaux publiés à propos de ce compositeur par n'importe quel écrivain de langue anglaise ou française. Outre de nombreux articles, conférences et textes de pochettes de disques, Gould publie en 1964 une monographie (Arnold Schoenberg : a perspective) et réalise plusieurs émissions télévisées (notamment avec Yehudi Menuhin) sur ce sujet, plus une série de dix émissions radio d'une heure, du 11 septembre au 13 novembre 1974, à l'occasion du centenaire de la naissance de Schoenberg. Gould vante moins le révolutionnaire Schoenberg qu'il ne s'attarde sur le postromantique « fin de siècle », nostalgique de Brahms et Wagner.

Dès 1966, Menuhin déclarait à la télévision canadienne (CBC) que Gould « en savait plus sur Schoenberg, et qu'il comprenait sa musique de,façon plus authentique que qui que ce soit d'autre ». Lorsqu'il évoque la position historique de Schoenberg, la fantastique complexité du vocabulaire dont il a hérité, lorsqu'il parle du retour à l'ordre cherché dans la technique sérielle et la résurrection des anciennes formes classiques, lorsqu'il examine de près l'extraordinaire transition dont l'oeuvre de Schoenberg est l'incarnation, Gould se passionne et passionne. Formidables affinités et contradictions entre un idéal de compositeurcréateur et un idéal d'interprètecréateur. Dans ses écrits, il développe aussi une de ses thèses favorites, à savoir que la musique enregistrée est un art autonome, avec ses conventions, ses techniques, son histoire, sa morale et ses critères. « La musique enregistrée est à la musique de concert ce que le cinéma est au théâtre : une soeur puînée, pas une servante » (Geoffrey Payzant). Gould écrivain, Gould conférencier sont des extensions de Gould interprète. Les mêmes qualités de lucidité et de chaleur, de style et d'esprit qui brillent dans son jeu animent sa parole. A côté du virtuose austère, du personnage fantasque et allégrement anticonformiste, Gould est aussi un penseur qui agit sur la musique.

 

Glenn Gould sur Arte

Plutôt qu'une émission spéciale commémorant l'anniversaire de la mort de Glenn Gould, Arte préfère diffuser, le 2 octobre à 21 h 40 dans "Musica", un document déjà connu mais indispensable : un film canadien en noir et blanc et en deux parties tourné en 1959, qui dévoile les deux faces du pianiste, à la maison et en studio. La première partie, "Glenn Gould en privé", offre une vision presque banale du pianiste dans sa demeure, au bord d'un lac dans l'Ontario. En robe de chambre, mal coiffé, Gould joue du Bach, martelant d'innombrables fois la même mesure jusqu'à en obtenir l'articulation souhaitée. Dans son jardin, habillé comme pour affronter une journée d'hiver alors qu'on est en plein été, il livre quelques propos (sans jamais regarder son interlocuteur ni l'objectif) sur son dégoût des concerts et des tournées et sa préférence pour l'atmosphère "clinique" du studio d'enregistrement. Dans "Glenn Gould en studio", on le retrouve à New York, pendant les séances d'enregistrement du Concerto italien de Bach. Il est beaucoup plus à l'aise devant les micros de la Columbia: en chaussettes, la chemise sur le pantalon, il semble heureux et même proche de son producteur, qui lui demande en riant une prise "pour piano solo sans voix obligato". Pablo Galonce